vendredi 17 avril 2015

Les paradoxes des luttes pour le système de santé publique



Imagen de  Ana Martínez (coord.)Ana Martínez est née en 1981 à Barcelone, où elle travaille comme infirmière au service des urgences de l’Hospital Clínic. Avec Montse Vergara, elle a coordonné l’ouvrage Cómo comercian con tu salud[1] (Icària Editorial, 2014). Ce livre est l’aboutissement de la première étape du projet « Privatisation du système sanitaire : les effets de la privatisation sanitaire sur la santé en Catalogne »[2]. Ce projet regroupe différents organismes qui analysent, dévoilent et dénoncent la privatisation du système de santé publique catalan – un processus complexe noyé par des mesures tous azimuts visant à camoufler ses rouages autant que ses conséquences. Ana nous accueille avec son sourire pérenne à la porte de son lieu de travail, un dimanche après-midi, et nous conduit à la terrasse d’un café voisin. Après un coup d’œil méfiant à l’enregistreur, elle laisse libre cours à son discours énergique.

Les mers du Sud. Tu te définis plutôt comme infirmière ou comme chercheure dans le domaine de la santé ?

Ana Martínez. Je ne me contente d’aucun des deux. En ce moment, je suis militante pour la défense du système de santé publique. Comme si c’était une question de vie ou de mort [rires].

LMS. Quand est-ce que tu t’es lancée dans la lutte pour la santé publique ?

AM. Les grands coups de ciseaux contre la santé ont débuté juste avant l’éclosion du 15M [mouvement des Indignés], en 2011. Vers la fin de l’année 2010, avec l’arrivée au pouvoir du CiU[3] et de sa vague d’austérité, beaucoup de gens, dont des travailleurs de la santé, se sont soulevés contre les mesures mises en place par le ministre catalan Boi Ruiz. Bizarrement, j’ai l’impression que la chronologie est passée à la trappe. Si tu interroges quelqu’un dans la rue, il te dira que toutes les grandes protestations ont été initiées par le 15M. Ce qui est sûr, c’est que nous qui étions impliquées dans les premières luttes, on s’en souvient comme d’un mouvement massif qui a commencé avant le 15 mai. Par exemple, dans le collectif « Indignés par les coupes dans le système sanitaire » (lancé avec les collègues de l’Hospital del Mar), au départ, on était trois pelés syndiqués ; on communiquait par Facebook et on organisait des actions de protestation contre les coupes dans la santé. On a rencontré ¡Democracia Real Ya![4] à la veille du 15M, et les camarades de la PAH[5], qui étaient sur le pied de guerre depuis quatre ans. Ensuite, le soulèvement populaire déclenché par le 15 mai nous a submergées et on s’y est intégrées. Des fois je me dis qu’il s’est passé quelque chose de très profond, à ce moment-là, qui a mobilisé des citoyennes et des travailleuses d’une façon exceptionnelle en Catalogne.
Imágen del libro Cómo comercian con tu salud Privatización y mercantilización de la sanidad en Catalunya 
LMS. Comment est né le livre Cómo comercian con tu salud ?

AM. Ce livre a été conçu dans l’indignation, il a germé dans le monde académique et c’est le fruit du travail de nombreux acteurs : chercheurs, activistes, collectifs, organisations… C’est la matérialisation d’un cri, celui des collectifs qui défendent le système sanitaire, les mouvements sociaux, les associations de patients et d’usagers, canalisé par le Grupo de Investigación en Desigualdades en Salud (GREDS-EMCONET)[6], mené par Joan Benach et Gemma Tarafa. Il répond au besoin d’analyser ou d’essayer d’analyser d’un phénomène aussi difficile à appréhender que la privatisation du système sanitaire catalan.
Il a donc été décidé de lancer une collecte publique (maintenant, on appelle ça “crowfunding”[7] [rire]), à travers un blog et un site dédié, pour démarrer un projet en quatre étapes dont le livre n’est que la première. Avec Montse Vergara, on s’est décidées à le coordonner. Il a été conçu en collaboration étroite avec les personnes, les collectifs, les organisations de défense de la santé publique qui l’ont relu, ont partagé leurs avis, suggéré des modifications et donné leur « bon à tirer ». Il y a eu énormément de feedback.

LMS. En quoi consistent les étapes du projet ?

AM. Je voudrais d’abord éclaircir un point : la raison d’être du projet n’est pas de guider l’action des mouvements sociaux. Il s’agissait d’établir une base théorique solide, de réunir des arguments, pour défendre ce qui est un droit. En Catalogne, on manque d’information. Il y a eu une volonté d’occulter un maximum de données depuis le début. Et surtout les cinq dernières années. Aujourd’hui encore, ça reste un sérieux problème, face auquel l’administration actuelle fait délibérément l’autruche. C’est pourquoi la première étape du projet consistait à réunir un ensemble de données de base, de détecter les “gaps”, les lacunes existantes, et de préparer ainsi l’étape suivante de la recherche. Cette première phase répond à deux interrogations principales : en premier lieu, identifier les éléments de privatisation et de marchandisation du système catalan. En second lieu, tâcher de comprendre comment ces mesures d’austérité (entendues aussi comme éléments de privatisation et de marchandisation du système) ont pu affecter le système de santé et la santé de la population. En essayant de bien distinguer l’austérité de la privatisation – ce qui n’a rien d’évident. L’étape suivante, qui est actuellement en cours, c’est de rédiger un rapport plus ample, réflexif et générateur de propositions que celui de la première étape.

LMS. Le livre insiste beaucoup sur la nécessité de différencier clairement la marchandisation de la privatisation. Pour quelle raison ?

AM. C’est important de distinguer les deux concepts pour comprendre le système sanitaire catalan et pour identifier les éléments de sa genèse, de son évolution et de l’actuelle destruction de son versant public. La privatisation est plus facile à définir, même si elle reste controversée. C’est le transfert de ressources de la sphère publique à la sphère privée, dans les différentes activités du système : gestion, approvisionnement, direction, formation, etc. Alors que la marchandisation ne dépend pas, dans son essence, de la propriété des ressources ; c’est plutôt l’introduction d’éléments du marché dans le système public. Ces « éléments du marché » vont de la conceptualisation – qui se répercute dans les discours – de la santé comme un produit et non comme un droit, jusqu’à la législation, qui la privatise de facto. L’exemple par excellence est donné par les services publics, les entreprises et les partenariats publics, de propriété publique, à financement variable et dont la gestion est de plus en plus mixte, en voie de privatisation radicale dans la Catalogne actuelle. Le tout est encouragé par les chants des sirènes, les adeptes d’ESADE[8] et compagnie, porte-paroles néolibéraux qui ne cessent de rabâcher, sans fondement, que le système sanitaire n’est pas viable. Et qui insistent sur le besoin de prendre des mesures pour augmenter l’efficacité, etc. ; ce qui s’inscrit pleinement, encore une fois, dans l’idéologie qui favorise les processus de marchandisation. Sous la technicité et l’objectivité de façade, c’est ni plus ni moins que la volonté de transformer la santé en marchandise et le système sanitaire en business. Les processus de privatisation impliquent toujours une marchandisation. La marchandisation, plus sournoise et diffuse, n’implique pas toujours une privatisation, ou l’implique seulement de façon partielle. Même si j’aime dire que la marchandisation est l’antichambre de la privatisation.

LMS. Eh ben, dans ce cas, qu’est-ce qui échappe encore à la marchandisation ?

AM. C’est comme ça…

LMS. Est-ce que l’Hospital Clínic en est un exemple ?

AM. C’est un cas exemplaire du modèle catalan. On y trouve les deux phénomènes avec une intensité frappante et, jusqu’à présent, une absence de réflexion affligeante du côté des membres du personnel et des usagers. Et ce n’est pas étonnant, après des années et des années de privatisation masquée et de propagande (marchandisation), durant lesquelles des millions d’euros sont partis en fumée, 20 % des lits ont été supprimés, des milliers de patients ont été transférés vers le privé. Vers l’Hospital Sagrat Cor, Hospital Plató, Hospital General de Catalunya, tous les centres du groupe IDCSalut, la multinationale Capio, dont l’actuel directeur de l’innovation est l’ancien directeur général de l’Hospital Clínic. L’austérité n’est qu’un prétexte pour ouvrir la porte à des intérêts financiers masqués – quoique, pas si masqués que ça. Quant à la cooptation des travailleurs par l’élite dirigeante, c’est une danse centrifuge, un jeu de portes tournantes, notamment dans le cas des médecins. Le comité des délégués, unique syndicat des employés médecins, auquel ils sont automatiquement affiliés lors de la signature de leur contrat, a joué un rôle déterminant en effrayant les rares personnes qui se sont avisées à questionner ce modèle ou les mesures qui en dérivaient. Pour ce qui est du secteur infirmier, un comité spécial vient tout juste d’être créé pour nous, c’est-à-dire pour les nombreuses collègues qui se taisent et rêvent de grimper, comme les médecins, les échelons qui vont de la précarité à la célébrité de couloir. Sans parler des autres catégories professionnelles. Chacun pense d’abord à défendre les intérêts de son groupe. C’est très intelligent de la part des instances dirigeantes : diviser pour régner.

LMS. D’après toi, pourquoi est-ce qu’aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait il y a quelques années, dans les centres publics comme les hôpitaux ou les universités, les employés ont tellement peur d’exprimer leur mécontentement ? Pourquoi est-ce qu’il devient si difficile d’y créer des réseaux de solidarité et d’action collective ?   

AM. Il y a plusieurs explications, mais la raison la plus importante à l’heure actuelle, je crois que c’est la peur. Dans l’état où sont les choses, chacun et chacune a peur de perdre son travail, même ceux qui ont la chance de ne pas faire partie des surdiplômés précaires – qui constitue la plus nombreuse catégorie de jeunes en âge de travailler, après celle des chômeurs. Mais il y a toujours quelques téméraires : à l’Hospital Clínic, par exemple, quand on a organisé les premières occupations de locaux, beaucoup de celles et ceux qui étaient là étaient des remplaçant-es.
À l’université, je crois que la peur est concurrencée par l’individualisme autoréférentiel, engendré par le modèle universitaire en vigueur, qui pousse à ne plus penser ni agir collectivement mais à s’enfermer pour écrire des articles et demander des bourses à des organismes privés. Un professeur étiqueté comme politisé n’est pas bien vu, ni pris au sérieux, comme si se donner l’air « neutralement libéral » n’était pas aussi une attitude politique. Ceci dit, je voudrais ajouter que la détresse des travailleurs dans le secteur privé est bien pire, mais que personne n’en parle, ce n’est pas intéressant. L’air du temps veut qu’on discrédite le public et chante les louanges du privé.

LMS. À ton avis, quel a été le rôle des syndicats dans tout ça ?   

AM. La crise politique se fait aussi sentir dans le monde syndical, de façon triste et perverse. C’est une critique qu’on leur fait depuis des années, mais ça fait encore plus longtemps – c’est aussi vieux que le bipartisme – que les leaders syndicaux font la sourde oreille. Les syndicats de travailleurs en sont partiellement responsables, et d’autres, plus actifs et radicaux, n’ont pas su galvaniser et mobiliser les gens. C’est un problème grave, parce qu’au-delà de leur inutilité actuelle, ils ne semblent pas sur le point de renaître de leurs cendres, même s’ils avaient l’intention et la possibilité de se régénérer et de se réorganiser. Leur sectarisme, leur conformisme, leur défaitisme et les luttes intestines sont monnaie courante dans le centre de travail dont nous sommes en train de parler. Il y a des contre-exemples récents, et ils sont admirables. Pourtant, la méfiance qu’ils suscitent, toute encouragée qu’elle soit par certains secteurs de la classe politique et entrepreneuriale, est plutôt justifiée dans l’ensemble. C’est pour ça que je crois que, dans ce débordement transitoire du système symbolisé par le 15M, il était essentiel de laisser les drapeaux de côté. Les gens étaient très remontés, y compris contre les syndicats qui, par action ou par omission, étaient en partie responsables.
Par exemple, lors du comité d’entreprise de l’Hospital Clínic, quand avec le groupe Tancada Clínic on s’est présentées aux réunions pour réclamer notre droit à participer, ils nous ont dit, littéralement : « Présente-toi, fais-toi élire et là tu pourras parler. » C’est exactement ce qu’on entendait au Parlement catalan ou au Gouvernement espagnol. Ils reproduisent exactement les mêmes formes vides et antidémocratiques de ce qu’ils appellent le système de représentation politique. Au final, de la peur et de la médiocrité, comme ailleurs.

LMS. Tant qu’on y est, est-ce que la sphère académique tend surtout à légitimer les directives néolibérales ou est-ce qu’il y a des niches de contestation ?

AM. Malheureusement, la pensée critique, de leitmotiv universitaire est devenue un motif de honte au sein de la caste académique. Je crois que Joan Benach et son groupe de recherche travaillent de manière assez exceptionnelle à l’université Pompeu Fabra, où travaille d’ailleurs Vicenç Navarro, qui est aussi très critique envers l’austérité en général et l’austérité dans la santé en particulier. À quelques portes de son bureau, un économiste comme Andreu Mas Colell, transfuge du communisme, a mis un portrait de Milton Friedman[9] au beau milieu du couloir ; c’est révoltant.

LMS. Tu crois que les professeurs de santé publique et préventive, dans les facultés de médecine, se sont opposés aux coupes budgétaires ?

AM. Pas du tout. Je crois que, d’une certaine manière, Benach prend des risques. J’ai l’impression que les gens les plus engagés ne peuvent pas maintenir certains principes radicaux au sein même du monde académique. Vicenç Navarro pourrait être un exemple : en termes politiques, il se présente toujours comme un social-démocrate, et même s’il dit clairement qu’il faut mettre un frein à l’austérité, ce n’est pas un radical.

LMS. Tu as dit tout à l’heure, et ce n’est pas la première fois qu’on l’entend, que les médecins en général ont un esprit de classe très fort. À quelques honorables exceptions près, comme la Marée Blanche de Madrid[10], les médecins ne s’impliquent dans aucune lutte qui ne soit pas corporatiste. C’est sans doute dû à deux phénomènes. D’une part, le rôle de clerc paternaliste qui était historiquement celui du médecin, avec l’idée implicite que, comme tout bon confesseur, il ne peut avoir d’autres caractéristiques que son accent ou la marque de sa montre. Et, d’autre part, la course à la reconnaissance et /ou l’enrichissement, jalonnée de sacrifices, d’intrigues, d’exploits, de compétition absurde, d’insomnies, de calomnies et j’en passe qui font passer l’éthique au second plan, mais qui n’impliquent jamais une politisation explicite (comme si ce que font Piqué, Ruiz, Lasquetty, Belenes[11], etc., n’était pas politique…). Et, dans tous les cas, ils inspirent le sentiment trompeur d’appartenir à la classe dominante. Il n’y a pas très longtemps, Yanis Varufakis[12] disait que c’était une des tentations les plus communes et auxquelles il est le plus difficile de résister : le charme discret de la bourgeoisie. Est-ce que ça pourrait également s’appliquer aux infirmiers et infirmières ?

AM. Beaucoup moins en termes quantitatifs, mais qualitativement on pourrait dire que le phénomène est encore profond que chez les médecins. Je vois chez mes collègues un désir irrépressible d’accéder à la même position que la classe des médecins. C’est-à-dire de se situer au-dessus des autres travailleurs.

LMS. Ça fonctionne comme un système de classe ?

AM. Oui. Exactement. Et les infirmières correspondraient à la classe moyenne, qui brandit le foulard palestinien au nez des médecins, et tape sur des casseroles pour se différencier de « ceux d’en bas » : les collègues brancardiers, du nettoyage, de la sécurité, de l’administration, etc. De fait, le système de promotion professionnel n’est pas seulement hiérarchisé, il est clairement élitiste. Dans l’infirmerie, il y a un bon système de promotion. Mais pour les autres corps de métier, il ne reste que des miettes. Chacun à sa place – même si elle peut changer d’un jour à l’autre, au gré des offres de la direction. Trop occupées à regarder les médecins, on se divise par crainte, par envie, on s’écarte de ce qui devrait nous unir.

LMS. Tu crois que la lutte des classes permet d’interpréter l’évolution du système de santé publique ? Tu crois que, contrairement à ce qui s’est dit depuis quarante ans, la transition a été une défaite pour les travailleurs plutôt qu’une victoire, et qu’on en paie le prix aujourd’hui ?

AM. C’est évident. C’est une stratégie pour garder la société sous contrôle, pour se rapprocher encore plus de « la société des deux tiers » proposée par Margaret Thatcher [dans laquelle un tiers de la population est laissée sur le parvis]. Ça fait des décennies qu’on se leurre avec l’invention d’une soi-disant classe moyenne séparée de celle des travailleurs, dans un système « anhistorique », immuable, où les droits seraient acquis, et dans lesquels on voudrait tous grimper facilement les échelons, si tant est que ce soit possible. Tu finis par penser que ton oppresseur est le modèle à suivre.

LMS. Cette classe moyenne qui s’est retrouvée privée de l’assise économique correspondant à son mode de vie, qui s’identifiait au modèle de la croissance, est-ce qu’elle consentira à payer des mutuelles privées ou à accepter la privatisation ?

AM. J’espère que non et, en tout cas, beaucoup de gens travaillent comme moi pour empêcher cela. Il y a beaucoup plus de gens conscients et lucides aujourd’hui qu’il y a quatre ans, quand on a commencé à prêcher dans le désert. Mais le fait de ne plus y être, dans le désert, ne signifie pas qu’on mobilise des foules. C’est un peu comme si on parlait en langue des signes au milieu d’une forêt d’écrans et de haut-parleurs répétant les mantras officiels en boucle… C’est une lutte de longue haleine. Et pourtant, je doute que les gens resteront impassibles quoi qu’il arrive. N’importe qui peut se rendre compte qu’il est moins bien soigné, voire pas soigné du tout, ou qu’on lui fait payer sa consultation, ou qu’on l’envoie en rééducation très loin de chez lui.

LMS. Mais il y aura une partie des gens qui, sans pour autant appartenir à l’élite sociale, pourront se permettre de payer une mutuelle, et ils le feront en pensant que c’est ce qu’il faut faire, même si jusque-là ils se faisaient soigner dans le système sanitaire public.

AM. « Pouvoir se le permettre » n’est pas une réalité objective ; c’est un changement de priorités exigé par les circonstances, qui sont elles-mêmes le fruit du discours dominant. Je ne sais pas si vous avez regardé la télévision catalane ces derniers temps, mais les publicités pour des mutuelles et des centres médicaux privés se sont multipliées d’une façon révoltante. Même lorsqu’ils ont diffusé le documentaire Ciutat morta[13], face à une audience théoriquement critique mais très large, la première publicité qu’ils ont passée était celle d’une mutuelle d’assurance. Mais je le répète, il y a une partie de la classe moyenne qui s’est retrouvée privée de tout, y compris de couverture médicale, du jour au lendemain. C’est ce qui les a secoués. La pilule a été dure à avaler, ils n’ont pas eu le choix, rien. Les expropriations forcées en sont un parfait exemple. 

LMS. Quels sont les déterminants sociaux de la santé ?

AM. Je ne suis pas experte en déterminants sanitaires. Je vous conseillerais plutôt de lire les travaux de Joan Benach. Mais, en quelques mots, on peut dire que notre santé ne dépend pas seulement du système sanitaire ; elle dépend aussi de l’habitat, des conditions de travail, de l’entourage familial et éducatif, du niveau socioéconomique, du genre, etc. Il faut distinguer la santé du système sanitaire. Jusqu’à présent, quand on parle de coupes dans les hôpitaux et les centres de soins primaires, on parle du système sanitaire ; la santé est quelque chose de beaucoup plus vaste. Les pauvres ne meurent pas seulement plus jeunes, ils meurent aussi de façon pire. Ce n’est pas un hasard si, dans les zones les plus pauvres, il y a plus d’hypertension, plus de diabétiques… non parce qu’ils mangent moins mais parce qu’ils mangent moins bien, parce qu’ils doivent d’abord rembourser leurs emprunts ou qu’ils n’ont pas le temps de faire attention à leur santé. On trouve des exemples tout près, des choses toutes simples, quoique terribles : l’espérance de vie d’un habitant de Pedralbes dépasse de presque dix ans celle d’un habitant de Nou Barris[14]. Pour les grands pontes de la médecine moderne et les leaders de la « modernisation du système », qui se targuent de ne prendre en compte que les propositions basées sur des évidences, en voilà une d’évidence. Mais ils n’ont peut-être pas les yeux en face des trous.
Je fais une parenthèse pour donner un exemple : quand les premières Entidades de Base Asociativa [EBA][15] ont ouvert leurs portes à Barcelone, c’est dans les quartiers riches que les projets ont été menés à terme avec le plus d'opiniâtreté. Ça montre bien que c’est là où les perspectives de faire de l’argent étaient les plus grandes pour ces sociétés à but lucratif – qui, soit dit en passant, ont permis à des médecins investisseurs de s’accaparer des centres appartenant à la santé publique. 33 % des patients des EBA ont une double couverture médicale, contre 8 % des patients des centres publics de soins primaires. Les EBA sont principalement situées dans des zones stratégiques. Et où pourront-elles être le plus productives, et donc faire les meilleures affaires ? Dans des quartiers riches, où les gens ont une double couverture… pour les « broutilles » ils consultent dans le privé.
Beaucoup en arrivent à la conclusion que, puisque c’est comme ça, les riches n’ont qu’à se payer leurs soins et les autres aller dans le système public. Ils se trompent. D’abord, pour une question d’équité et, ensuite, parce que le bourgeois qui aime couper les files d’attente et avoir une chambre individuelle avec vue sur la mer, s’il a le choix entre ça et mourir d’une maladie grave, il n’hésitera pas à recourir au système public. Un jour ou l’autre, on est tous susceptibles de pâtir des coupes et des privatisations du système sanitaire public.

LMS. Tu penses que c’est la conséquence d’un modèle d’assistanat à outrance, qui a accordé trop peu d’importance à la médecine préventive ?

AM. C’est exactement ce dont on se plaint : il n’y a pas eu d’éducation sanitaire ni de programme de sensibilisation ; on a réduit les soins primaires au lieu de les renforcer et la prévention brille par son absence. Ça fait partie de la stratégie néolibérale. Sans programmes d’éducation à la santé ni de prévention, tu rends la population encore plus dépendante du système sanitaire. Ensuite, tu peux la culpabiliser et lui faire porter le chapeau. En plus, dans un système qui mettrait l’accent sur la prévention, l’industrie pharmaceutique ne gagnerait pas autant. On a rendu la population dépendante pour mieux lui faire assumer les responsabilités – d’abord économiques – du système, en niant complètement les déterminations sociales et en accusant les gens d’être des profiteurs qui attaquent en justice pour un oui ou pour un non. On se plaint du système. Et c’est à cause de ce système qu’on en arrive là.

LMS. Maintenant que tu dis que les riches aussi peuvent préférer le système public, ce mois-ci, le Parlement catalan a commandé une enquête approfondie sur l’activité de Barnaclínic, la branche privée de l’Hospital Clínic. L’élément déclencheur a été un recours en justice venu de la direction de centres privés, qui accusent la Barnaclínic de concurrence déloyale.

AM. Oui, c’est très paradoxal que le patronat ait été le premier à lever ce voile. Surtout quand on sait que l’actuel ministre catalan de la santé, Boi Ruiz, a été pendant des années directeur puis président de la Unió Catalana d’Hospitals, le premier lobby d’entrepreneurs médicaux. Ce n’est pas la première fois que Barnaclínic est mis en cause. Un rapport de la Court des Comptes de 2012 a révélé que la branche privée avait une dette énorme envers l’hôpital. Et ce, alors que ses défenseurs ne cessent de clamer que l’activité privée, non seulement ne soulève aucun problème éthique, même si elle s’exerce avec les mêmes équipements, les mêmes ressources et en partie les mêmes professionnels, mais qu’elle rendrait l’assistance médicale publique moins déficitaire parce que les bénéfices sont reversés à la partie publique de l’hôpital. Même si l’actuel directeur général, le Docteur Josep Maria Piqué, l’a répété à l’envi pour calmer les travailleurs, il n’a pas montré une seule donnée convaincante qui justifierait les salaires des directeurs de Barnaclínic, ni leur présence dans le comité directeur de l’hôpital. Quoi qu’il en soit, l’enquête sur Barnaclínic et les échos qu’elle a eus dans les médias représente une sacrée claque pour le modèle de privatisation masquée qui caractérise le système sanitaire catalan actuel. Et, pendant ce temps, on met en concurrence l’achat, par capitaux partiellement privés, de vingt centres de soins primaires. Cette année, plus de 17 000 patients provenant du public ont été opérés dans des centres du groupe IDCSalut, qui a facturé 127 000 d’euros à la Generalitat de Catalunya en 2013. Et c’est pas fini. Tandis que l’ERC[16] ferme les yeux, le CiU est bien parti pour établir son modèle avant les prochaines élections.

LMS. Est-ce que tu pourrais rappeler en quoi consiste la stratégie du CiU ?

AM. C’est à la fois très simple et très compliqué. Simple parce que, au fond, il s’agit de tirer profit de ce qui est un droit universel, et donc gratuit. Et c’est complexe parce que ce n’est pas une lubie passagère. Ce n’est pas comme si, un beau matin, quatre illuminés de droite s’étaient réveillés et frappé le front en se rappelant les beignets oubliés dans la cuisine de leurs somptueuses demeures, non. Ça fait plus de trente ans qu’ils essayent, mais jusqu’ici la « conjonction des faiblesses »[17] ne leur a permis de le faire que de façon subreptice, dissimulée, masquée sous des discours recherchés et des subterfuges légaux. L’objectif est double : détruire le public, non par plaisir mais bien par intérêt, le parasiter, l’exploiter, et transformer la santé en marchandise génératrice de profit. Le programme comporte plusieurs phases : la première consiste à mettre le système public en pièces, en coupant, en faisant fondre les budgets sous des prétextes irrationnels, en précarisant le travail, en volant la dignité, en ruinant la qualité des soins. Ensuite, il s’agira de crier sur tous les toits et sur tous les tons que le privé est plus efficace – et plus propre, plus qualifié et qu’il sent meilleur, sans parler des rock stars. C’est une guerre de propagande dans laquelle l’ennemi a le pouvoir de retirer les fonds et de les utiliser à son avantage, pendant qu’on mine le moral de tes troupes.

LMS. Comment ? De quelle manière est-ce qu’ils nous plument ?

AM. En rendant les malades responsables ou, plutôt, coupables de l’être. On doit être conscients des facteurs de santé ou de maladie et, par conséquent, comprendre les impératifs et mettre la main à la pâte pour que le système soit viable. Ils trompent le citoyen en lui faisant croire qu’il a un rôle important à jouer dans les prises de décision, ils lui parlent d’autonomie ; alors qu’en réalité ils sont en train de le transformer en marchandise pour faire des bénéfices. Le tournant sera vraiment pris avec la mise en application du projet Visc+, qui entend vendre les données cliniques des patients du système de santé catalan à des assurances privées et des multinationales pharmaceutiques. Grâce à ces données, ils fixeront les prix qui les arrange aux assurances et aux médicaments qu’ils nous fourgueront par la suite. « Non monsieur, vous devez souscrire une double assurance. – Pourquoi ? – Parce que vous avez fumé jusqu’à l’âge de vingt ans. – Comment vous le savez ? Je ne vous l’ai pas dit. – C’est dans votre dossier. »

LMS. Et comment ça se fait, avec tout ce qui se passe, que les réactions populaires soient aussi timides ?

AM. La faiblesse des luttes pour le système de santé reflète bien le modèle sanitaire catalan, décadent et confus : propriété publique des Institut Català de la Salut (ICS) à fonctionnement mixte, organismes de partenariat privé, centres privés à but lucratif… Les réactions ne sont pas venues d’une marée citoyenne unifiée. Dans les centres sanitaires, l’implication des travailleurs est très inégale. Le 28 février, la marée blanche en Catalogne a rassemblé tous les collectifs et organismes de lutte. Mais comparé à Madrid, ici, pour le moment, il y a des foyers de contestation éparpillés, dans lesquels les citoyens et les professionnels de santé se mélangent peu. Il faut dire qu’à Madrid, ça a été tellement soudain et brutal que la réaction a été plus énergique et condensée…

LMS. Dans ce contexte, quels sont les objectifs du plan de réorganisation territoriale et d’assistance (RAT) ?

AM. Sous prétexte de répartir de manière plus équitable les maladies à faible ou moyenne complexité et les maladies les plus complexes entre les centres de troisième niveau en Catalogne, ils ont dévié l’activité la plus lucrative (à faible complexité) vers le privé – principalement au profit d’IDCSalut – et celle à haute complexité, beaucoup plus coûteuse, vers les grands centres publics. Le pire c’est que l’argumentaire de ce projet, dans le plan stratégique sanitaire 2011-2015, s’appuyait sur une évidence absolument contradictoire. On peut lire dans ce rapport[18] que la Catalogne était particulièrement bien placée, au niveau européen, sur des points comme le pourcentage d’hospitalisation, l’usage des médicaments, l’organisation des soins primaires, sans parler de l’espérance de vie, remarquable. Quelques années plus tard, tout s’est effondré ; on a fait le contraire de ce qu’il fallait faire – renforcer les soins primaires et l’éducation sanitaire, entre autres –, et on a pris des mesures arbitraires pour envoyer toujours plus de patients dans le privé, tandis qu’on fermait des lits dans le public. Des milliers d’usagers se sont retrouvés sans spécialiste ; les listes d’attentes se sont étirées au lieu de diminuer, et une longue suite de catastrophes et de situations aberrantes dignes d’un pays de guignols. L’objectif est de réorganiser le découpage territorial pour regrouper des zones qui seraient gérées par une seule unité, le but final étant de vendre ou de privatiser ces unités-là.

LMS. Qu’y a-t-il derrière le co-paiement des frais de santé par l’usager ?

AM. La hausse des tarifs.

LMS. Est-ce qu’on se dirige vers un système comme celui des États-Unis ?

AM. Pas vraiment. C’est une grande erreur de prendre l’exemple étasunien comme horizon. Ici, c’est encore plus pervers. C’est une bonne affaire pour ceux qui s’enrichissent : couverture universelle par financement public – ce qui veut dire que n’importe qui est un client potentiel, à part quelques pans de la population comme les migrants clandestins –, mais avec une part croissante de marchandisation des services. Un exemple : un patients arrive aux urgences de l’Hospital Clínic pour une pneumonie. On s’occupe de lui et au bout de quatorze heures, disons, il est envoyé à l’hôpital Sagrat Cor de IDCSalut, où il passe quarante-huit heures avant qu’on lui accorde une sortie précoce. Le patient, rentré chez lui, souffre de complications parce que sa sortie était prématurée. À ce moment-là, il va sans doute venir consulter – ou l’ambulance va recevoir l’ordre de l’emmener – à l’Hospital Clínic ou, si jamais il arrive à Sagrat Cor, ils le dévieront vers le Clínic. En plus, le tarif que IDCSalut fait payer à la Generalitat pour garder un patient est 50 % supérieur à celui d’un centre public. C’est le business idéal : un monopole avec collaboration publique. Imparable.

LMS. À ton avis, quel rôle devrait jouer l’État dans la gestion du public ?

AM. Deux nuances : je préfère parler du bien commun plutôt que du public. Le public est ce qui est géré par les administrations, tandis que le bien commun représente ce qui appartient à tous et qu’on devrait pouvoir gérer ensemble, par l’implication de tous et la démocratie directe. À vrai dire, même si je dis ça, je ne me considère pas comme anarchiste – je préfère ne pas me coller d’étiquette –, mais je ne défends pas l’implication de l’État dans la gestion du bien commun. Dans la situation actuelle, où il s’agit de récupérer ce qu’ils nous ont pris, la priorité est de remettre le bien commun dans la sphère publique et de le gérer de façon transparente.

LMS. Dans le cas où les biens communs seraient administrés grâce à une intervention plus active des citoyens, est-ce qu’on ne devrait pas tous être beaucoup plus responsables ? Ce serait, en tout cas, la première chose que te sortirait un adepte du modèle anthropologique libéral.

AM. Je ne crois pas que je me casserais la tête à convaincre un type pareil. Mais, pour ne pas perdre le fil, je dirais que la participation et l’administration sont deux choses différentes. De même que ce n’est pas pareil d’être responsables et co-responsables.

LMS. Lorsque la Loi générale de Santé a été votée en 1986, sous le premier gouvernement socialiste, est-ce qu’il y avait une réelle intention d’instaurer une loi sanitaire établissant un système de santé qui soit vraiment commun, public, et qu’elle a disparu ? Ou est-ce que tu crois que, dès le début, il a été fait en sorte de créer un système universel mais mixte, et qu’au fil des ans il est devenu de plus en plus privé ?

AM. Cette loi n’a réellement été en vigueur que deux ou trois ans, ensuite il y a eu le rapport Abril et une foule d’objections à l’idée initiale… C’était un bon point de départ, mais ça n’a pas été plus loin. Je crois que s’il y a eu des tentatives à un moment, les bonnes résolutions se sont volatilisées.

LMS. Quels sont les liens entre le pouvoir politique et le pouvoir économique dans le processus de privation du système sanitaire ?

AM. Élucider ce point est le principal objectif de ma thèse de doctorat. L’exemple le plus clair, ce sont les portes giratoires, comme celles qu’on a évoquées tout à l’heure à propos du directeur général de l’Hospital Clínic. Je vous conseille de voir la vidéo de la PARS : ¿Quién dirige la sanidad en Cataluña?[19] Dans le système catalan, plutôt que de portes tournantes, on pourrait parler d’autoroutes dorées. Avant d’abandonner leurs mandats, les politiques continuent d’appartenir aux conseils d’administration de grandes entreprises de santé. C’est le cas de Josep Prat, Josep Maria Padrosa – respectivement l’ancien et l’actuel directeurs du système sanitaire catalan –, de Boi Ruiz, et la liste est longue. En plus, des grands financiers comme Isidre Fainé (président du groupe bancaire La Caixa) s’en mêlent, des cabinets d’avocats, et bien entendu des journalistes, le quatrième mousquetaire de la santé privée : le pouvoir médiatique. On dessine le modèle et puis on le diffuse grâce aux médias de masse. Les assurances médicales ASISA ne disent pas autre chose dans leur slogan : « Notre bénéfice, c’est ta santé ».



LMS. Tu penses que la participation des grandes entreprises catalanes dans ce processus n’a pas été suffisamment critiquée, quand elle a été mise au jour, parce que ces mêmes entreprises ont contribué à construire une image de la « nation catalane » défendue par [Artur] Mas et qui ne déplaît pas à l’ERC ?

AM. C’est une question très complexe. Ils ont engendré une conscience nationale catalane, qu’ils ont réussi à imprégner d’idéologie néolibérale, avec la bénédiction de la gauche, sous prétexte que « c’est mieux que d’être au service de Madrid, même si on se retrouve avec un système de santé privé ». Ça a marché, mais non sans contradictions. Je crois que le souverainisme sert d’écran de fumée aux politiques d’austérité et de marchandisation de l’establishment catalan et de l’ERC. Le transfert de la gestion des services sanitaires à la Communauté autonome catalane date de 1981. Et ils essaient de nous faire avaler que la baisse de 1 500 millions du budget de la santé, pendant leurs quatre années au pouvoir, est due à l’exagération fiscale imposée par le gouvernement central espagnol, anti-indépendantiste et anti-démocratique. Ils n’y croient pas plus que Rajoy[20], qui s’est montré enchanté de jouer cette comédie. 

LMS. Curieusement, le parti qui se démène le plus pour traquer les fraudes dans le système de santé, c’est la CUP[21].

AM. Tout à fait. Sur ce point, rien à leur reprocher. Je me sens très proche du programme social de la CUP. Cela ne m’empêche pas d’avoir des réserves quant à leur vision de la nation et aux pactes qu’ils sont prêts à faire pour la faire valoir. J’aimais bien le slogan “Independència per a canviar-ho tot” [« L’indépendance pour tout changer »], mais je continue à penser que dresser une frontière pour être libre est un oxymore, et un gros. J’adhère à 100 % à leur base sociale et au discours social qu’ils tiennent, mais la façon dont ils entendent le mettre en pratique et les alliances qu’ils font viennent diluer leur programme et leur sensibilité de gauche. En quelque sorte, j’ai l’impression qu’ils font passer l’indépendance avant la gauche. Mais Esquerra Republicana de Catalunya est encore pire. Même si on savait déjà qu’ils ne sont pas vraiment de gauche. C’est vrai que la CUP défend beaucoup la classe des travailleurs, qu’elle prend leur parti. Malheureusement, je crois que ceux qui se mettent les travailleurs « dans la poche », c’était le Partido de los Socialistas de Cataluña autrefois, et Podemos ou Podem aujourd’hui. Les banlieues rouges ne votent pas pour la CUP, quel que soit le mal qu’elle se donne. La CUP rassemble surtout les enfants terribles de la bourgeoisie – ils vont m’en vouloir d’avoir dit ça – : essentiellement des universitaires vivant dans des quartiers comme Gràcia ou Sants, alors que ceux qui triment, la classe ouvrière de l’Hospitalet, Cornellà, Nou Barris… est plutôt tentée par Podem et Guanyem[22] en général. Enfin, ceux qui ont plus ou moins une conscience de classe, parce que beaucoup se désintéressent de la politique ou votent pour la droite. Il n’y a jamais eu d’indépendantisme populaire en tant que phénomène de masse ; il n’y a jamais eu d’ouvriers indépendantistes. El Noi del Sucre[23] n’était pas indépendantiste, ni la CNT [Confederación Nacional del Trabajo], ni le PSUC [Partido Socialista Unificado de Cataluña] durant la guerre civile, ni le POUM [Partido Obrero de Unificación Marxista]. Ils ont beau dire, « Els Segadors »[24] n’est pas un hymne indépendantiste, c’est une clameur populaire – catalaniste, c’est vrai – contre le système féodal. Les indépendantistes, c’étaient les bourgeois de Cambó[25].

LMS. Le mouvement des Indignés a-t-il donné une légitimité à la gauche qui se réclame des aspirations citoyennes ? On parle de Podemos évidemment.

AM. Pour moi, le 15M a été un réveil collectif, magnifique et désordonné, qui a permis de rompre avec certains tabous. Je ne suis pas une fan de Podemos, mais je comprends qu’ils abandonnent le discours droite-gauche pour l’opposition des 99 % contre 1 % de la population. Il faut changer de discours de temps en temps. Le 15M a posé ces bases-là. Ce n’est pas exactement ce que défend Podemos, malgré tous leurs efforts pour se présenter comme la cristallisation de l’indignation, parce que sur les places on criait « Ils ne nous représentent pas ! » et maintenant ils sont des légions. Peut-être qu’ils ont moins recueilli qu’électoralisé l’esprit du 15M. Je me souviens d’une dame, au début du 15M, qui disait : « Vous êtes les politiciens de demain. » Je pensais qu’elle ne comprenait pas ce qui se passait, mais oui, elle avait raison… malheureusement.

LMS. Peut-être que chaque « Ils ne nous représentent pas » avait un sens différent. Pour certains, cela traduisait un écœurement de toute la classe politique, pour les autres seulement des partis d’alors… Et Podemos a réussi à retourner ce discours pour le braquer exclusivement sur le bipartisme, plutôt que sur le système de représentation politique, non ?

AM. C’est encore un autre risque que j’associe aux nouveaux partis – que je n’aime pas appeler des partis. De fait, on dirait parfois qu’ils se sont résignés à changer de visage ou à se présenter comme les purs, face à un système bipartite corrompu, et dont personne ne peut nier la corruption. J’ai peur qu’il ne se produise une seconde transition espagnole et qu’on revienne à un système de représentation partisane, dans lequel on donne un chèque en blanc tous les quatre ans, sans réclamer la participation citoyenne ni la mise en œuvre d’un vrai système démocratique.

LMS. On parle beaucoup, ces derniers temps, de l’« hypothèse du communisme Ninja » au sein de Podemos. Autrement dit, ce sont des gens de la gauche radicale qui se sont rendu compte qu’il faut utiliser les moyens existants pour accéder au pouvoir et, à partir de là, défendre un certain nombre de choses, parce qu’on ne peut pas l’emporter sur la sphère néolibérale dans l’équilibre actuel des forces. Ça te paraît insensé ? Juste ? Est-ce que c’est viable ? Il serait possible de faire de la pédagogie par le haut pour changer les choses ?

AM. Je crois que la pédagogie par le haut fait mal aux oreilles. La pédagogie se fait par le bas. Je n’ai pas d’opinion claire sur le sujet, parce que je reçois des messages divergents, venant de gens très différents mais que je respecte beaucoup. Je ne vois pas trop comment dynamiter le pouvoir en passant par les institutions, mais je ne sais pas non plus comment y arriver de l’extérieur. Je crois que Podemos est, dans l’état d’urgence qui est le nôtre, le « moindre mal ».

LMS. Mais tu recommanderais à un citoyen comme toi et moi qui est touché par les coupes budgétaires…

AM. …de voter Podemos ? Oui, bien sûr ! Votez pour eux ! Tous ! Les moins pires, au niveau étatique, sont Podemos et IU [Izquierda unida]. Et les courants municipaux « Ganemos /Guanyem ». Je ne suis pas complètement convaincue. Ce que je voudrais, moi, ce n’est pas un système de représentation politique, mais pour le moment je ne vais pas faire la difficile. Les autres sont littéralement en train de nous tuer.

LMS. Mais Podemos s’est constitué en tant que regroupement de gens qui se sont mobilisés et impliqués, non ? C’est comme ça qu’ils se présentent en tout cas.

AM. Bien entendu, je vois tout leur potentiel. Mais on a besoin d’un combat populaire et d’une mobilisation sociale qui aille au-delà du vote pour Podemos. Et, pour le moment, la mobilisation sociale est en chute libre depuis qu’on est censés avoir « pris les institutions d’assaut ». Il y a des initiatives plus radicales, y compris dans le cadre représentatif et institutionnel bourgeois, comme la Demo 4.0[26], qui réclame un quota de représentation pour chacun-e d’entre nous. Je trouve ça génial. Il va falloir des années pour qu’on puisse voir quelque chose qui s’en approche.

LMS. Tu crois qu’il ne devrait y avoir aucune représentation à aucun niveau ?

AM. Non, ce n’est pas tout à fait ça. C’est pour ça que je vis en contradiction permanente. Je reviens à l’exemple des biens communs. Les décisions qui nous concernent toutes devraient pouvoir être prises par toutes. Je ne peux pas déléguer mes opinions à quelqu’un d’autre, définitivement et sans condition. Il y a des choses si importantes qu’elles devraient faire l’objet de consultations systématiques. Je ne connais pas le programme de Podemos dans ses moindres détails, mais je ne sais pas si, du point de vue de la qualité démocratique et de la participation, ils ont un véritable positionnement dans ce sens – qui ne serait pas juste une position de façade. Peut-être parce qu’ils vont trop vite, ou à cause de potentielles « responsabilités de gouvernement ». Mais, je me répète, on est dans une situation critique et l’urgence, c’est qu’ils arrêtent de nous tuer. Alors, Maman, Mamie, votez pour Pablo Iglesias. Ou pour Ada Colau à Barcelone.

LMS. Quelles perspectives est-ce que tu entrevois pour les cinq ou dix prochaines années ? Quels sont tes pronostics ?  

AM. J’ai peur que les gens se mobilisent moins s’il y a un changement de gouvernement. Il peut y avoir des changements globaux si la fin du bipartisme, clamée sur tous les toits, est effectivement menée à bien – ne serait-ce que l’arrêt des mesures d’austérités, qui est ce qu’il y a de plus urgent. De toute manière, le capitalisme lui-même va mettre fin à l’austérité, parce qu’après tant d’années d’accumulation sans frein, il peut se permettre de desserrer la corde quelque temps pour conserver sa « paix sociale ». Je ne sais pas sur quelle situation tout cela va déboucher en Europe, mais les changements les plus profonds ne se feront pas en dix ans. J’ai peur que, dans trente ans, on se rende compte qu’on est revenus au point de départ – ou à la fin, selon le point de vue – d’une nouvelle transition démocratique qui chantera les louanges d’un nouvel âge du capital. On aura encore perdu du temps et il faudra à nouveau refaire toute la route. Et l’incertitude sera la même : qu’est-ce qui est possible aujourd’hui ? Est-ce qu’on gagne un petit peu ou est-ce qu’on mise plus pour tout gagner demain ?

LMS. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

AM. Je n’ai pas de recette. Et d’ici peu, si ça continue, personne n’en aura…

LMS. Qui est-ce que tu nous conseilles d’interviewer pour continuer d’explorer le processus de privation du système de santé ?

AM. J’ai plein de monde à vous recommander. Dont mes maîtres, que j’aime énormément : Clara Valverde et Jesús Blanco.

LMS. Quelles sont tes mers du Sud et quels sont les livres ou les disques que tu y emporterais ?

AM. Mon nouveau chez-moi est en montagne, à presque une heure du brouhaha de Barcelone. Là-bas, je vous passerais « Llegan voces », chantée par Carmen Martín, et je vous ferais lire Quand l’austérité tue de David Stuckler et Sanjay Basu[27].

LMS. Merci beaucoup Ana.

AM. À vous !




[1] Titre pouvant se traduire par : Comment ils commercialisent ta santé.
[2] http://www.verkami.com/projects/6945-privatitzant-la-sanitat-impacte-a-la-salut-de-la-privatitzacio-de-la-sanitat-a-catalunya
[3] « Convergència i Unió » : fédération de partis catalanistes de centre-droite, actuellement [mars 2015] menée par Artur Mas, président de la Generalitat de Catalunya.
[4] « La vraie démocratie, maintenant ! » : collectif citoyen né au début de l’année 2011, qui a joué un rôle moteur dans le mouvement des Indignés.
[5] Plataforma de Afectados por la Hipoteca : mouvement solidaire de protestation contre les expropriations de personnes précarisées par la crise financière de 2008.
[6] Groupe de recherche sur les inégalités en matière de santé, rattaché au département des sciences politiques et sociales de l’université Pompeu Fabra à Barcelone.
[7] “Crow” signifie « corbeau » en anglais ; en français, on parle plutôt de « financement participatif ».
[8] Escola Superior d'Administració i Direcció d'Empreses : prestigieuse école de commerce dont la maison mère est à Barcelone.
[9] Économiste étasunien (1912-2006) partisan du libéralisme.
[10] Campagne de protestation massive des professionnels de santé espagnols contre les privatisations de centres médicaux en 2012-2013.
[11] Responsables politiques et directeurs d’établissements médicaux catalans.
[12] Économiste grec-australien et actuel ministre grec des finances dans le gouvernement du parti SYRIZA.
[13] Documentaire sur la violence policière et la corruption judiciaire en Catalogne, réalisé en 2013.
[14] Pedralbes (aisé) et Nou Barris (défavorisé) sont deux quartiers de Barcelone.
[15] Initiées en Catalogne dans les années 1990, les Entidades de Base Asociativa (EBA) sont des sociétés médicales privées qui établissent des partenariats avec les services de santé publique.
[16] L’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) : parti indépendantiste catalan de centre-gauche.
[17] Citation de Manuel Vázquez Montalbán, décrivant la transition espagnole comme une « conjonction de faiblesses » plutôt que de forces. Voir : http://www.dos-teorias.net/2010/10/manuel-vazquez-montalban-epilogo-1-de-4.html.
[20] Mariano Rajoy : président du Parti Populaire et actuel chef du gouvernement espagnol [mars 2015].
[21] Candidatura d'Unitat Popular (CUP) : parti indépendantiste catalan de gauche.
[22] Guanyem Barcelona, rebaptisée Barcelona en Comú, est une coalition d’initiatives citoyennes et de partis politiques, incluant Podemos /Podem, initiée à Barcelone en 2014.
[23] Surnom de Salvador Seguí Rubinat (1886-1923), figure éminente du syndicalisme et de l’anarchisme en Catalogne.
[24] « Les Moissonneurs », hymne de la Catalogne depuis 1993.
[25] Francesc Cambó (1876-1947), homme politique conservateur et catalaniste.
[26] Forme de « démocratie liquide » lancée durant le mouvement des Indignés, qui permettrait à chaque citoyen-ne de voter sur chaque sujet débattu au Congrès des Députés /Parlement (http://es.wikipedia.org/wiki/Democracia_l%C3%ADquida). Le vote serait donc un choix populaire avant d’être celui des élu-es. Cette proposition rappelle le système de votation actuellement en vigueur en Suisse.
[27] Traduction en français par Samuel Sfez publiée par Autrement en 2014. Titre original anglais : The Body Economic : Why Austerity Kills (Basic Books, 2013). 

mercredi 4 février 2015

Conversation fantasmagorique avec Manuel Vázquez Montalbán



Un samedi d’hiver, j’ai décidé de combattre le froid à la manière de Carvalho : avec un plat de lentilles à l’étouffée au chorizo (de ferme, le chorizo, cela va sans dire) arrosé d’un rouge ni trop bon ni trop mauvais, de ceux qu’on trouve à cinq euros au supermarché, pour vous donner une idée. Que ce soit les effluves légumineux ou la chaleur du vin (qui, tout compte fait, devait provenir du rayon le plus bas), mais j’ai vu apparaitre Manuel Vázquez Montalbán… qui tentait désespérément de vider le fond de la bouteille et de tremper un morceau de pain dans le fond de la marmite.

– Mais… Monsieur Montalbán !

– Je crois que le pire, quand on est mort, c’est de pas pouvoir saucer le pain.

– Monsieur Montalbán… !

– Arrête de m’appeler Monsieur, merde, Manolo ça suffit.

– Désolé, c’est juste que la transsubstantiation en fin de repas, j’ai pas vraiment l’habitude… Alors, dites-moi, comment vous allez ? Vous reposez en paix ?

– Tu parles ! Je passe mes journées à écrire et à cuisiner. En plus de ça, je suis dans le comité directeur du PSUP (Parti socialiste unifié du purgatoire) et dans le comité exécutif de « Volemos »[1], une nouvelle force céleste qui réclame le droit de voler pour les anges pauvres. C’est crevant. Avec tous ces changements de température, j’ai attrapé la mort et j’arrive pas à m’en débarrasser. Mais le pire, c’est que Pinochet, Franco et Hitler ont monté une Troika et nous cassent les burnes. Ils sont d’accord sur rien. Comme ils peuvent plus tuer personne, vu qu’on est tous bien refroidis, ils sont pas fichus de proposer un programme commun. Quand l’un veut que les juifs lavent les chiottes, l’autre veut qu’ils financent les marais ; le troisième aimerait que son grand-père, aux signes de rabbinité ostentatoires, ne vienne pas l’embrasser pendant la réunion). L’un veut imposer l’uniforme et le service militaire à tout le monde, l’autre veut qu’on aille à la messe d’abord ; pendant ce temps, le dernier déporte les non-aryens au paradis, mais Saint Pierre est un sacré réac. Enfin bref, on s’occupe.

– Mais… Alors le paradis et le purgatoire existent vraiment ? C’est pas vrai ! Je m’attendais pas à ça, et encore moins d’un athée marxiste aux velléités culinaires comme vous.

– Oui, bon, faut pas exagérer. Les catholiques ont écopé du pire. Figure-toi que la vraie religion est un mélange entre l’adventisme du septième jour et la branche orthodoxe du taoïsme.

– Sérieux ?

– Non, putain. Un ectoplasme n’a pas le droit de rigoler ?

– Si… Bien sûr, bien sûr. Et, dites-moi, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette apparition ?

– Ben, à vrai dire j’en avais un peu marre des gens du purgatoire. Tu peux pas savoir la quantité de drôles qu’on a retrouvés là-bas. En plus, depuis que Terenci Moix copine avec Marlon, je le vois plus… Alors j’ai décidé de me faire une balade à Barcelone, histoire de voir comment vont les choses. Après, pourquoi j’ai atterri chez toi, ça, je sais pas.

– Les voies du taoïsme orthodoxe sont impénétrables.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Non, rien, rien… Et vous dites que vous n’êtes pas au courant de ce qui s’est passé ici depuis… 2003 ?

– Ben si, oui, c’est ça. Faut dire qu’on perd l’intérêt, faut pas se voiler la face, et puis quand on meurt on éprouve un peu de rancune envers ceux qui sont pas morts, mets-toi à ma place. Alors raconte-moi, raconte-moi. Aznar ne va pas revenir au pouvoir, hein ? Quand je faisais la queue aux portes du paradis, j’ai lu dans le Celestial Times ce qui est arrivé le 11 mars 2004[2] et j’en étais malade. Après, que le gouvernement change comme il l’a fait, ça m’a pas non plus étonné. Enfin, vous savez comment ça se passe. Et oui, j’ai emporté un joli souvenir dans l’au-delà, histoire d’en discuter avec Caronte : pour la première fois depuis des lustres, le peuple espagnol ne s’est pas laissé complètement gruger, pas autant qu’avec le coup d’État de 1981. En plus, les gens se sont démenés pour aider à la gare d’Atocha.

– Oui, c’est vrai. Mais vous verrez que… ce qui s’est passé depuis est un tantinet compliqué. Depuis les dernières élections, le parti au pouvoir, avec la majorité absolue, c’est le PP[3]. Ce n’est pas Aznar qui gouverne officiellement mais la « aznarité »[4] continue, et elle se porte bien. Elle fait toujours autant de mal, soit directement soit via des fondations comme la FAES[5].

– Et c’est Gallardón le président ?

– Rajoy.

– C’est pas possible ! Alors vous aussi vous êtes en enfer à ce que je vois.

– Pas loin. Ces dernières années, s’il n’y avait pas eu une certaine résistance, le discours dominant aurait été tellement cynique et pessimiste qu’on aurait fini par rêver de suicide collectif.

– Sois gentil de ne pas trop la ramener en me citant de tête – et sans même dire que c’est de moi, par dessus le marché. Si tu as si bonne mémoire, tu devrais aussi te rappeler que je venais d’écrire qu’à défaut d’une guerre nucléaire, on a eu droit à une troisième guerre mondiale, la froide, et qu’on nous a annoncé que le rationalisme symbolisé par le cordon ombilical reliant la Révolution française à la Révolution soviétique nous contraignait à expier les chimères utopiques et à nous installer sur la planète des singes, honteux et résignés, les océans de sang versés par la civilisation capitalisto-libérale soi-disant asséchés, puisqu’elle s’occupe maintenant de bombarder le globe de hamburgers et de poulet froid du Kentucky, livrés par des coursiers aux casques bleus. En parlant de poulet, il reste des lentilles ?

– Euh… non, j’ai peur que non. On peut aller manger un truc dans le coin. Mais avant promettez-moi de m’écouter quand je vous expliquerai quelques-unes des choses qui sont arrivées au monde ces onze dernières années.  

– Moi je ne promets rien et je me tirerai dès que j’en aurai assez.

– C’est moi qui invite. Et on va chez Leopoldo.

– Mmmmm… Marché conclu. Allez, raconte, ou demande, ce que tu veux, mais fissa.

– Vous êtes parti avant que n’éclate la crise économique globale, qui a pris la forme d’une « bulle immobilière » en Espagne.

– Dis pas de bêtises. C’est d’abord une crise de capital, même si elle a ses propres caractéristiques, par exemple le fait qu’elle apparaisse comme un résultat de la financiarisation. Ils ont beau dire, c’est une crise de production, comme toutes les autres.

– Euh, oui, c’est possible. Bon, cette crise a commencé à avoir des conséquences sociales en 2007 et on dirait qu’elle est en train de reconfigurer la carte économique et politique.

– Comme d’habitude. Continue.

– Avec cette vague libérale on a vu s’épanouir les savoirs complexes et complémentaires dont vous parliez en 1995, quand vous disiez que le politique professionnel aurait besoin, pour jouer son rôle d’expert, du pacte social implicite d’une démocratie représentative, de plus en plus éloignée du peuple : le savoir économique, le savoir administro-législatif, le savoir organisateur et la propagande.

– Naturellement. Avant mon départ, l’exemple le plus flagrant de l’acquisition de cette « expertise » (lire et brûler ce mot) était Felipe González, qui nous a fait une très belle pirouette. Carillo[6] a échoué, dans tous les sens du terme, heureusement ou malheureusement, en ça comme en d’autres choses. Aznar et compagnie sont leurs héritiers.

– Le meilleur exemple aujourd’hui pourrait bien s’appeler Pablo Iglesias[7]. On aura le temps d’en parler. Mais avant, dites-moi, vous croyez que les idéaux qui ont structuré l’horizon de ce qu’on a appelé “la culture progressiste” jusqu’à la chute du Mur, et qui ont disparu avec lui, pourraient revenir en force. Je parle de ces fables dont vous avez fait la liste : « le système démocratique ; la finalité historique émancipatoire ; les indispensables changements sociaux impulsés par la bourgeoisie et ensuite par le peuple ; l’Europe comme troisième voie entre le capitalisme sauvage et la barbarie autrefois communiste aujourd’hui intégriste ; la gauche dans sa tentative de changer et la droite dans celle de conserver. »

– Honnêtement, tu crois que je vais répondre à cette question l’estomac vide ?

– OK, OK. Laissez-moi au moins vous dire que, après ce qu’on a appelé « le Printemps arabe », une vague de soulèvements populaires dans des pays comme l’Égypte, l’Algérie ou la Tunisie, l’Espagne a vu éclore une indignation citoyenne qui a ensuite été baptisée le mouvement des « Indignés » ou “15M”[8]. Il a eu des répercutions jusqu’aux Etats-Unis, en Grèce, au Mexique, en Brésil ou en Turquie. Une des premières références était l’ancien résistant français Stéphane Hessel. Les Indignés réclamaient une « vraie démocratie », sans corruption, sans pressions financières, sans élites coupées de la réalité. Le mouvement a rallié beaucoup de gens qui ne se retrouvaient pas dans les courants préexistants, et qui n’ont pas d’emblée voulu chercher les raisons historiques expliquant les spécificités du contexte espagnol. D’ailleurs, à certains endroits, les drapeaux n’étaient pas admis, pas même la bannière républicaine.

– Ah, tu vois. Et ce « Printemps arabe », il a réussi à libérer un peu ces pays de la sempiternelle domination ? On s’est rapprochés de l’Algérie de Fanon ?

– Non. On est toujours dans l’après-11 septembre. C’est la guerre en Libye et en Syrie ; Israël a récemment bombardé Gaza ; la France a envoyé des troupes au Mali pour contrer une soi-disant menace terroriste… Ils ont tué Kadhafi, Sadam Hussein et Ben Laden et montré leurs cadavres aux caméras pour la plus grande joie du monde « civilisé ». Et il y a quelques jours, après l’attentat contre le journal Charlie Hebdo par des djihadistes, la France a lâché ses tanks et son islamophobie. Et ça va sans doute continuer longtemps comme ça.

– Je vois, toujours la même rengaine, une troisième ou quatrième guerre froide. Bientôt ils nous inventeront une guerre contre la Russie ou la Chine.

– C’est déjà le cas, en Ukraine pour le moment. Viktor Ianoukovytch a été déboulonné par un coup d’État déguisé en processus constitutionnel. Il a été traité de traître dans tous les médias pour avoir contrecarré les exigences de la  Commission européenne afin que l’Ukraine entre dans l’Union européenne en gardant un minimum de souveraineté. Ce qui était une manœuvre géostratégique très proche de la guerre des Balkans a été présenté comme une sorte de guerre civile à caractère nationaliste. 

– Et du côté des Indignés ? Est-ce qu’il en est resté quelque chose ? Une organisation populaire ou quelque chose de ce type ?

– Des flux et des reflux. Le mouvement a bien généré « les marées », des rassemblements qui ont une influence certaine, notamment contre les coupes néolibérales dans les services publics. Mais les assemblées qui s’étaient auto-organisées dans les quartiers ont disparu presque partout.

– Et le PCE[9] n’en a pas profité pour regagner la force mobilisatrice qu’il avait autrefois, avant que Carillo nous vende la révolution passive par les institutions.

– Il y a eu des tentatives, mais elles n’étaient pas à la hauteur de la situation. Le PCE a commis l’erreur de ne pas changer de forme ni de consignes, de s’en tenir à une lecture purement politique de la situation, pour contourner un obstacle fondamental : la répulsion généralisée envers tout ce qui pourrait ressembler à du communisme. Ça revenait à accepter la monarchie, disperser les manifestations, et nous déguiser en bureaucrates parlementaires. Il y aurait eu bien des leçons à tirer, et encore plus de choses à changer.

– Eh, petit con, tu crois que je ne le sais pas ? Est-ce qu’on avait une meilleure réputation en 2003 ? Et une immense influence ? Des consignes strictes, mais pas la moindre analyse de la situation qui aurait permis de mener une action adaptée aux réalités du terrain. Il y avait tant de leçons à tirer de ce qui se passait en Amérique Latine…


– D’ailleurs, quelqu’un les a tirées, ces leçons, et est en train de les mettre en pratique ; on verra avec quels résultats. Une force politique a émergé et elle est en train de gagner du terrain. Elle s’appelle « Podemos ». Ils viennent de l’université et ils prennent Lénine et Gramsci très au sérieux, surtout pour ce qui est de l’appropriation des moyens de communications et de l’hégémonie culturelle des classes bourgeoises, sans parler des expériences boliviennes. Pourtant ils ne parlent ni de gauche ni de droite, juste de dignité face à « la caste », les élites dirigeantes quoi. Suivant les préceptes pseudolacaniens d’Ernesto Laclau, ils essayent d’appliquer un modèle populiste – dans le sens de ce qui est mis à l’écart du politique – en recourant à des « signifiants vides » que le peuple investit et qui investissent le peuple. Ensuite ils considèrent que, comme en Grèce et d’autres pays du sud de l’Europe, particulièrement maltraités par la désindustrialisation et la sujétion à la Troika européenne, ce populisme-là pourrait être un moyen d’accéder non seulement au gouvernement, mais au véritable pouvoir. Certains les taxent de réformistes ou d’instruments au service du capital, d’autres de radicaux.

– Le débat entre réformisme et révolution, je m’en fous. C’est pas le plus important. Est-ce qu’ils favorisent la diffusion d’une conscience de classe ?

– Ben, ils canalisent la colère envers « la caste ».

– C’est pas ça qui m’intéresse. Est-ce qu’ils créent des réseaux de solidarité, de revalorisation de la culture populaire, de la mémoire historique ?

– …

– Est-ce qu’ils proposent des alternatives politiques et économiques qui permettraient de retrouver la souveraineté nationale ?

– Ils ont l’air d’être d’accord avec Thomas Piketty sur l’idée qu’un keynésianisme de gauche et un appel conjoint de l’Italie, la France et l’Espagne feraient relâcher la pression en faveur des intérêts – essentiellement allemands – du capital européen.

– Pour l’instant, si quelqu’un a besoin de se relâcher, c’est moi. Allons manger.

– D’accord. Mais je vous préviens que le Barrio Chino[10] que vous allez trouver n’a plus rien à voir avec…
– Tais-toi, tu me coupes l’appétit.



[1] « Nous volons » : allusion au parti espagnol Podemos (« Nous pouvons »).
[2] Allusion aux attentats dans les trains de banlieue de Madrid qui ont tué 191 personnes et fait près de 1 400 blessés. Plusieurs bombes ont explosé à l’intérieur ou à proximité des gares d’Atocha, El Pozo del Tío Raimundo et Santa Eugenia. Le gouvernement et les médias ont initialement attribué ces attentats à l’organisation séparatiste basque ETA, jusqu’à ce qu’ils soient revendiqués par la nébuleuse islamiste Al-Qaïda.
[3] Partido Popular : parti conservateur et libéral créé en 1989 par Manuel Fraga ; dirigé par l’ancien président espagnol José María Aznar de 1990 à 2004.
[4] Allusion à l’ouvrage de Manuel Vázquez Montalbán intitulé La Aznaridad.
[5] Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales : fondation liée au Partido Popular, dont José María Aznar est le président actuel (janvier 2015).
[6] Santiago Carillo : dirigeant du Parti communiste espagnol de 1960 à 1982.
[7] Actuel leader du parti Podemos.
[8] En référence au 15 mai 2011, marquant le début du mouvement.  
[9] Parti communiste espagnol.
[10] Surnom du Raval, quartier du centre de Barcelone.